Lorsqu’un permis de construire est attaqué devant le juge administratif, l’incertitude quant à l’issue du procès paralyse très souvent les projets immobiliers, parfois pendant plusieurs années. Compte tenu de la multiplication des recours en la matière[1], le phénomène a pris une ampleur telle qu’une réforme du contentieux de l’urbanisme s’imposait.
Sollicité par le Gouvernement, le rapport Labetoulle[2] intitulé « Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre » a été suivi de l’adoption de deux textes qui modifient les règles du procès en matière d’urbanisme : l’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme, entrée en vigueur le 19 août dernier, et le décret n° 2013-879 du 1er octobre 2013 relatif au contentieux de l’urbanisme qui entrera en vigueur le 1er décembre 2013. Leur teneur peut se résumer en six points.
1. Redéfinition de l’intérêt à agir
Un recours contentieux contre un permis de construire n’est recevable que si le requérant a « intérêt à agir » contre la décision. L’intérêt s’apprécie selon des principes dégagés par la jurisprudence. L’ordonnance vise à le restreindre en le définissant avec précision ; en modifiant la date à laquelle il doit être apprécié par le juge.
Pour qu’il y ait intérêt à agir, le projet autorisé doit être « de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien détenu ou régulièrement occupé » par le requérant. Le futur voisin a également intérêt à agir lorsqu’il « bénéficie d’une promesse de vente, de bail, ou d’un contrat préliminaire » de réservation. Ces conditions posées à l’article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme par l’ordonnance précitée ne sont pas vraiment nouvelles mais elles permettront sans doute au juge de contrôler plus scrupuleusement l’intérêt à agir des requérants, lesquels devront se livrer à une démonstration circonstanciée.
Est plus nouvelle la règle selon laquelle cet intérêt à agir doit s’apprécier non pas à la date de l’introduction du recours, mais à la date d’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire, quelques mois avant. Comme les associations avant elle[3], la personne qui vient s’installer, en connaissance de cause, au voisinage d’un futur projet dont elle a pu apprécier les caractéristiques via l’affichage en mairie n’est donc pas fondée à se plaindre.
2. Régularisation du permis en cours de procédure
Il s’agit d’étendre les possibilités de régularisation existantes, qui résultent de la jurisprudence[4] et de l’article L. 600-5 du code de l’urbanisme posant la possibilité d’une annulation partielle de permis de construire, suivie d’un permis modificatif à la demande du porteur de projet.
L’article L. 600-5 est réécrit pour permettre au juge de fixer un délai dans lequel le permis partiellement annulé peut être régularisé. Mieux, lorsque sont en cause des vices de forme ou de procédure, voire des vices de fond affectant l’ensemble du projet mais régularisables, le juge peut surseoir à statuer jusqu’à l’expiration d’un délai qu’il fixe pour cette régularisation (nouvel article L. 600-5-1). C’est seulement à défaut de permis modificatif délivré dans les délais que le juge prononcera l’annulation du permis de construire, de démolir ou d’aménager.
Ces nouvelles possibilités ont un grand intérêt pratique pour sauver des projets légèrement irréguliers.
3. Cristallisation des moyens invocables
Par un procédé innovant, le décret précité prévoit que le juge administratif a la possibilité, saisi d’une demande motivée en ce sens, de fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne pourront plus être invoqués devant lui (nouvel article R. 600-4 du code de l’urbanisme).
Ces dispositions visent à faire échec à la stratégie du requérant qui distille ses arguments au fil des mois ou révèle les plus forts à la dernière minute pour faire durer la procédure et retarder le début des travaux.
4. Suppression de l’appel pour certaines autorisations
Le décret créé un nouvel article R. 811-1-1 du code de justice administrative prévoyant, à titre expérimental de 2014 à 2018, que le tribunal administratif statuera en premier et dernier ressort contre les permis de construire ou de démolir un « bâtiment à usage principal d’habitation » ou contre les permis d’aménager un lotissement lorsque le bâtiment est implanté dans une communes où s’applique la taxe annuelle sur les logements vacants visée à l’article 232 du code général des impôts[5], laquelle concerne communes où le besoin en construction de logements est très sensible.
Dans ces cas, qui se rapportent à un besoin social particulier et à de nombreux projets[6], seul un recours en cassation devant le Conseil d’Etat sera possible. Le traitement des contentieux s’en trouvera logiquement accéléré, d’autant plus qu’un recours devant le Conseil d’Etat suppose de franchir la procédure d’admission[7] et quelques moyens financiers, ce qui au passage ne favorise pas l’accès à la justice.
5. Possibilité de demander des dommages et intérêts en cas de recours abusif
Jusqu’à présent, la requête abusive ne pouvait être sanctionnée que par une modeste amende n’excédant pas 3 000 Euros, rarement prononcée. Le bénéficiaire du permis attaqué peut désormais demander au juge administratif, par un mémoire distinct, de condamner l’auteur du recours à des dommages et intérêts. Le juge pourra faire droit à cette demande s’il estime que le recours est « mis en œuvre dans des conditions qui excèdent la défense des intérêts légitimes du requérant et qui causent un préjudice excessif au bénéficiaire du permis ». La demande peut être formée pour la première fois en appel.
Cette mesure issue de l’ordonnance et inscrite à l’article L. 600-8 du code de l’urbanisme constitue une exception notable au principe jurisprudentiel suivant lequel le recours pour excès de pouvoir[8] ne saurait, en raison de sa nature particulière, être le cadre de conclusions reconventionnelles à fin de dommages et intérêts[9]. Elle fait également exception à l’interdiction des demandes nouvelles en appel[10].
Au plan pratique, ces dispositions visent bien sûr à dissuader les recours « parasites ». Elles paraissent a priori d’autant plus redoutables que le montant des dommages et intérêts qui peut être demandé et alloué n’est pas limité. Le bénéficiaire de l’autorisation contestée aura ici toute latitude pour démontrer la réalité et l’importance de son préjudice, ce qui peut d’ailleurs pousser le requérant à se désister simplement ou moyennant une transaction.
6. Enregistrement des transactions
Dissuader sans interdire, c’est la logique suivie par l’Ordonnance puisqu’elle impose l’enregistrement auprès des services fiscaux de toute transaction accompagnant le désistement d’un recours contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager. La somme d’argent ou l’avantage en nature retiré de cette transaction n’est certes pas soumis à l’impôt, mais cette obligation de transparence risque de freiner les transactions « mafieuses » qui sont le fruit d’un chantage du requérant.
A défaut d’enregistrement, la transaction est réputée sans cause et les sommes ou avantages versés sont sujets à restitution pendant cinq ans. L’action peut être exercée par le porteur de projet « floué » et les acquéreurs successifs du bien ayant fait l’objet du permis.
L’intérêt pratique de ces différentes mesures parait significatif. Il sera révélé par l’usage qui en sera fait par les parties au procès et par le juge administratif.
[1] A Marseille par exemple, on estime que 70% des permis de construire délivrés par le maire donnent lieu à un recours, recours rejeté dans 97% des cas. « Marseille : 70% des permis de construire seraient attaqués », La Provence, 7 février 2011
[2] Du nom du Président honoraire de la section du Contentieux du Conseil d’Etat, rapport rendu le 25 avril 2013 à la demande de Madame Cécile DUFLOT, ministre de l’égalité des territoires et du logement
[3] Art. L. 600-1-1 du code de l’urbanisme : une association qui a déposé ses statuts après l’affichage de la demande en mairie est irrecevable à agir contre l’autorisation d’urbanisme
[4] Notamment CE 9 déc. 1994, SARL Séri, n° 116447 et CE 2 févr. 2004, Société La Fontaine de Villiers, n° 238315 dans le cas respectivement d’une méconnaissance des règles de fond relative à l’utilisation du sol et d’un vice de procédure
[5] Cf. Décret n° 2013-392 du 10 mai 2013 relatif au champ d’application de la taxe annuelle sur les logements vacants instituée par l’article 232 du code général des impôts
[6] Quoique la notion de « bâtiment à usage principal d’habitation » ne soit pas définie au code de l’urbanisme, ce qui ne manquera pas de susciter des débats quant au champ d’application de la mesure.
[7] Art. L. 822-1 du code de justice administrative : (…) « L’admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n’est fondé sur aucun moyen sérieux. »
[8] C’est-à-dire en annulation d’un acte administratif
[9] CE 24 novembre 1967, Noble, n° 66271, Lebon 443 ; CAA Marseille, 20 juin 2013, n° 12MA03952.
[10] CE Ass. 30 nov. 2001, Diop n° 212179